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Un tout petit rien
Camille Anseaume
roman
Kero

premierchapitre

 
Les mères adorent raconter en détail le moment où elles ont découvert qu'elles allaient l'être.
En général, ça se passe aux toilettes. La femme tente de viser le bâtonnet. L'homme attend à la porte, impatient et anxieux. De peur d'être déçue du résultat, elle lui tend l'objet sacré et humide, dont il s'empare à pleine main. On en déduit déjà qu'il est très amoureux.
Les quelques secondes qui suivent sont les plus longues de leurs deux vies réunies. Puis, d'une voix tremblante, il annonce le verdict.
Pour moi, ça s'est passé presque pareil.
Et quand il a mis fin au silence, c'était pour dire :
« On le garde pas. »
 ***
Les deux barres sont là. On dirait qu'elles forcent leur couleur pour bien montrer qu'on ne rêve pas. Elles res­semblent à des guillemets, hésitent entre nous sourire ou nous narguer, droites comme des « ii », raides comme nos nuques. On les regarde en silence, ventres noués, en atten­dant un miracle, que l'une d'elles s'en aille ou se torde, que la couleur change, pour fausser le résultat. Mais la couleur s'intensifie et finalement c'est lui qui prend son manteau et moi qui me tords, le dos courbé, les mains sur la tête, le front sur la moquette.
  ***
- Arrête, je préfère le garder.
—- Pardon ?
—- Le test. Le jette pas, je préfère le garder.
—- Ah bon... J'ai eu peur je croyais que tu parlais du bébé.
—- Peut-être qu'il est trisomique.
—- Quoi ? Le test ?
—- Non. Le bébé.
—- Pourquoi veux-tu qu'il soit trisomique ?
- Je veux pas, j'espère.
- Qu'est-ce que tu racontes ?
—- Un bébé trisomique on ne pourra pas le garder.
 Attends, tu délires là. Un bébé prix Nobel à quatre ans on ne pourra pas non plus le garder.
-—  Et si c'est à deux ans ?
Il n'était pas d'humeur à rire, alors il est parti.
   ***
J'ai entendu la porte claquer, et ses pas s'éloigner sur le palier. Puis le grincement familier des premières marches de l'escalier. Les mêmes que j'entendais quand on avait rendez-vous. C'était un grincement qui chantait, le signal qu'il allait bientôt frapper à ma porte et qu'il me restait quatre secondes pour avoir l'air occupé à autre chose, absorbée par une activité quelconque, tout sauf l'attendre, faire la vaisselle, tiens par exemple. Je laissais passer encore quelques secondes avant d'aller lui ouvrir, gants aux mains et regard faussement absent, « Ah, te voilà déjà ? J'ai pas vu l'heure passer, vas-y installe-toi, j'ai un truc à finir ».
Ce jour-là le grincement n'a pas chanté, je crois même qu'il pleurait. Alors j'ai voulu faire comme lui et je me suis assise par terre. Il n'y a rien qui est sorti, pas une larme pas un bruit, juste l'impression de suffoquer. Et cette sensation qui n'allait pas me quitter, celle de n'avoir jamais été aussi vide alors même que je n'avais jamais été aussi pleine.
J'étais pleine d'un vide au milieu duquel nageait l'infiniment petit.
   ***
Je me réveille avec un goût de sable dans la bouche. Le test est toujours là, posé sur la table, il a l'air déçu et se fait tout petit, il pensait pourtant que son destin c'était de rendre les gens heureux. Les deux barres ont perdu de leur enthousiasme et sont à présent légèrement rosées, comme timides ou honteuses.
  ***
On n'a ni projets ni même le projet d'en avoir. Le plus gros engagement qu'on ait pris ensemble, c'était de se dire qu'on s'appellerait en fin de semaine. C'était quand même un mardi. On s'aime surtout à l'horizontale, et dans le noir, c'est le seul moment où on n'a plus peur de se faire peur, où on ose mélanger nos souffles sans redouter que l'autre se dise que ça va peut-être un peu vite. On ne s'est jamais servis du « nous », et quand dans une conversation on est obligés d'utiliser le terme « relation » ou « couple » nous concernant, on dessine avec nos doigts de gros guillemets en l'air pour montrer que c'est un grand mot pour une si petite chose.
C'est beaucoup plus que sexuel, c'est beaucoup moins qu'amoureux. C'est nos culs entre deux chaises, c'est suffi­sant pour faire semblant de faire des bébés, pas pour en avoir.
   ***
Puisqu'il n'a eu qu'à quitter la pièce je voudrais n'avoir qu'à quitter mon corps.
Si ça ne tenait qu'à une porte, moi aussi je l'aurais cla­quée.
   ***
Ça faisait quelques jours que je passais la moitié de mon temps à me toucher les seins, et l'autre à les admirer dans la glace. Ils étaient plus gros que jamais, la preuve, ils étaient presque dans la moyenne nationale. J'ai cru que j'avais grossi, mais mes vêtements me prouvaient le contraire. Alors j'accueillais ces changements morphologi­ques avec bonheur et virées dans des boutiques de lingerie en me disant que la vie était bien faite. Il faut croire que ma tête l'était un peu moins.
Et puis je n'avais pas vraiment de quoi m'inquiéter. Un seul accident de capote, et j'avais pris la pilule du lende­main. Prise dans les vingt-quatre heures, elle n'est efficace qu'à 95 %, mais les 5 % qui restent, ça n'arrive qu'aux autres, à ceux qui décrochent le jackpot ou une maladie orpheline.
C'est le jour où je n'ai pas réussi à boire une bière que je me suis posé des questions. C'était assez rare pour être inquiétant. La probabilité que ça m'arrive un jour était même d'environ 5 %.
  ***
Nous avions fait l'amour entre 1 heure et 3 heures du matin (nous étions très contents de nous retrouver). Le lendemain matin, après un rapide calcul, je lui ai dit qu'il me semblait que le préservatif n'avait pas bien choisi son jour pour nous lâcher, et qu'il aurait mieux fait de s'entre­tenir au préalable avec mon cycle menstruel.
Je lui ai demandé de m'accompagner pour aller acheter la pilule du lendemain, afin qu'il la demande lui-même. Je déteste acheter du PQ au supermarché, alors plutôt mourir que d'avouer à une pharmacienne que j'ai eu un rapport sexuel, récemment qui plus est.
Vers midi, on est arrivés devant. Il y avait du monde, beaucoup, il était pressé, moi aussi, on s'est dit que j'y retournerais plus tard, on ne savait pas qu'à ce moment-là on était en train de jouer la scène du film où tout bascule.
Longtemps après, je me dirais souvent : « Et s'il avait été 11 heures ou 14 », « Et si Monique, Brigitte et les autres n'avaient pas profité de leur pause déjeuner pour aller acheter leur crème pour hémorroïdes ou leur savon sans savon », « Et si on n'avait pas été pressés ce jour-là », « Et si », « Et si », « Et si ».
En fin d'après-midi j'y suis retournée, seule cette fois. J'en ai profité pour acheter du shampoing, du savon, des cotons et une brosse à dents, histoire de prouver au phar­macien que si parfois je fais l'amour j'ai néanmoins une hygiène irréprochable.
Je suis rentrée et j'ai avalé la pilule.
Il était 19 heures, ça faisait précisément entre seize et dix-huit heures qu'un spermatozoïde s'était aventuré dans une trompe qui était censée, selon la notice, devenir à ce moment « inhospitalière ».
Ce n'était pas un spermatozoïde très à cheval sur le confort.
   ***
Je dois faire une prise de sang pour confirmer la grossesse. Le labo est rempli de femmes aux seins lourds et d'autres aux yeux brillants : elles attendent de savoir si elles sont bien enceintes, ou si tout va toujours pour le mieux dans le meilleur des utérus. Ça dégouline de bonheur, d'angoisse et d'espoir. Il règne une ambiance d'euphorie contrariée, puisqu'il faut bien se tenir malgré tout. Toutes sont solidaires, s'encouragent du regard, se tiennent la porte et cèdent leur place à la plus grosse. Elles forcent la cambrure de leur dos, comme pour s'adresser des clins de nombril complices. À l'appel de leur nom, elles se lèvent pour aller chercher leurs résultats, tendus dans une enve­loppe mystère. A peine sorties, elles l'ouvrent, les mains tremblantes et fiévreuses. Dans les salles d'attente des labos, les sympathies se créent vite, et il n'est pas rare de voir une femme demander à une autre, d'un ton curieux et poli : « Alors, tout va bien ? » Je rêve de pouvoir répondre avec un grand sourire : « Oui, parfait, merci, c'est une grossesse extra-utérine. Et vous ? »
J'imagine voir passer le malaise dans les yeux brillants de la future mère parfaite, puis la regarder s'éloigner, de dos, ses fesses encore fermes secouées par des sursauts d'indignation.
   ***
A côté de moi, un couple. Elle a des yeux cernés dans lesquels on devine des nuits d'insomnie. Sa posture à lui se veut rassurante. Il a mis son blouson noir, celui qui sent l'odeur réconfortante du cuir, et sa main sur celle de sa femme. Elle est assise, dos contre le mur, il se penche en avant, sur le côté, un peu vers elle, un peu vers ce qui les attend.
J'entends que c'est une FIV, et que c'est leur dernière chance. Ils sont appelés et se lèvent d'un seul mouvement, marchent doucement, conscients que les trois pas qui les séparent de l'enveloppe sont les derniers d'une page de leur vie. Ils prennent l'enveloppe, la tiennent à deux en se dirigeant vers la sortie, comme on tient chacun un enfant par une main.
Puis c'est mon tour.
Je suis bien enceinte.
De huit semaines environ.
Je sors du labo. Dehors il y a un grand blouson noir et dedans la tête d'une femme qui pleure. Il ferme ses bras sur elle, la recouvre de ses pans de cuir comme pour la protéger de tout, lui caresse les cheveux en lui disant qu'ils y arriveront, qu'ils trouveront une solution.
J'ai envie, dans l'ordre : de vomir, de hurler, d'échanger les enveloppes, de dormir pendant mille ans.
   ***
Un montant les escaliers, un message de lui : « Alors ? » C'est à la fois trop bête et trop tentant, alors l'espace de quelques instants je m'autorise à faire mentir ce « Alors ? ».
Je le travestis, je le déguise, je lui donne le ton de la bienveillance, je lui prête une intention louable et affec­tueuse, attentive et pleine d'espoir, celle d'un père inquiet qui s'enquiert de savoir si tout va bien. Au fur et à mesure que je m'enfonce dans cette pensée cotonneuse, le « Alors ? » change d'allure, il devient rond et doux et chaud, et j'y crois tellement que je sens poindre quelque chose de nouveau, la sensation d'abriter un trésor, la fierté de contenir une ébauche de vie, l'impression réconfor­tante d'être objet d'inquiétude, son objet d'inquiétude.
Quand j'atterris, le « Alors ? » change d'humeur, il reprend ses traits d'avant, préoccupé mais pas pour les mêmes raisons, inquiet seulement de savoir s'il pourra dormir sur ses deux oreilles.
Alors ? Alors tout va bien donc tout va mal, puisque tout irait bien si rien n'allait bien, si la grossesse était ner­veuse ou le test défaillant, si l'embryon était anormal ou déjà mort, si le placenta était en panne ou les ovaires hors service, et si l'épisode d'hier n'était qu'un mauvais rêve.
   ***
Bientôt il ne sera plus le seul à savoir, je dois en parler à Lola. Elle sait tout de moi, tant qu'elle n'est pas au cou­rant, c'est comme si je ne l'étais pas vraiment. En composant son numéro, je réalise que dans quelques secondes, je dirai pour la première fois de ma vie : « Je suis enceinte. »
Trois petits mots que je n'ai jamais prononcés, même petite en jouant à la poupée. Par superstition peut-être. Mais surtout pour garder intacte la joie de les assembler.
J'ai de la peine pour la petite fille que j'étais, qui croyait que ce serait merveilleux.
Alors je cherche d'autres mots, d'autres formules. Je voudrais réserver celle-là à un jour plus joli, la garder propre comme un sou neuf pour une belle occasion.
   ***
Quand Lola est arrivée quelques minutes après mon appel, elle s'est assise à côté de moi, tout près, nos bras se touchaient, dans notre langage corporel de filles pas tac­tiles c'était comme un câlin.
Elle me regardait et je regardais ma tasse de café, qui avait pris un goût un peu trop salé.
On ne s'est rien dit, trop occupées qu'on était à réaliser que c'en était un peu fini de nos délires d'ados attardées, et que plus rien ne serait jamais tout à fait comme avant. D'ailleurs un moment je lui ai dit en souriant dans mes larmes : « C'était bien, quand même », et elle a souri aussi en rapprochant un peu son bras du mien.
   ***
Malgré mes refus mous, elle a envoyé quelques textos pour organiser une réunion de crise. Ses longs doigts s'agi­taient sur son téléphone. Ils tremblaient comme à chaque fois qu'elle est émue ou surprise, mais ça ne compte pas vraiment, elle est tout le temps émue ou surprise.
Elle a convoqué les autres à venir le soir même, et m'a demandé si elle devait leur dire pourquoi.
On a convenu que non, pas maintenant, et sans se le dire on savait qu'avec cette décision de rien du tout on s'autorisait à glisser doucement dans un autre registre. Celui des nouvelles qu'on retient un peu pour mieux leur laisser faire leur petit effet, celui des scoops qui ont besoin d'un effet d'annonce pour exister, qu'on garde pour un peu plus tard, quand les bougies seront allumées et qu'on aura chacune un verre dans une main et une clope dans l'autre.
En accordant à l'annonce ce suspens de quelques heures, on cherchait à en extraire son potentiel de légè­reté, on soignait la forme pour arrondir ses angles et lui donner des allures de normalité, pour la noyer dans le lot des préoccupations comme les autres.
Ça serait chez Lola, et il y aurait elle, Marie, Charlotte et moi. Comme toujours, comme avant, avant les deux barres roses.
Alors je suis même allée acheter du tarama, pour faire croire à nos apéros que rien n'avait changé.
   ***
 L'ascenseur de son immeuble est aussi petit que le hall est spacieux. En montant dedans, je me demande si un jour j'y entrerai avec un ventre que j'aurai du mal à caser. Une chose est sûre, si c'est le cas il n'y aura pas de place pour un papa.
Le symbole me saute à la gueule.
Ma vie est un ascenseur de l'avenue de la Bourdonnais.
   ***
Chaque seconde qui passe m'éloigne de ma vie d'avant, creusant un fossé avec celle de maintenant. J'ai besoin d'observer entre elles deux une continuité, et en entrant chez Lola je lui suis infiniment reconnaissante d'habiter au même endroit, d'avoir gardé les mêmes meubles. Même son digicode n'a pas changé, je nage dans le bonheur.
On dirait qu'elle a tout fait pour que tout soit comme avant, qu'elle a soigneusement reconstitué en carton-pâte le décor que je connaissais.
Il faudra qu'un jour ou l'autre je me fasse à l'idée qui rien n'a changé, sauf peut-être une infime modification dans le fonctionnement obscur de mon ovaire.
   ***
Tiens d'ailleurs, on dit un ou une ovaire ?
Non finalement je préfère ne pas savoir. Maintenir tout ça dans le flou comme quelque chose d'abstrait, laisser planer un doute sur sa grammaire jusqu'à douter de son existence même.
   ***
En arrivant elles m'embrassent tout doucement pour ne pas me casser. Elles ne savent pas pourquoi, mais savent que ça ne va pas. Conformément à notre tradition tacite, elles attendent docilement que tout soit prêt pour me demander ce qu'il y a, noyant leur impatience dans le tartinage frénétique de tarama et les tintements des verres qu'elles disposent sur la table.
Observant le spectacle, je me rends compte que je n'en fais plus partie. Ça ne m'amuse plus de participer à cet effet d'annonce, je préférerais leur cracher le morceau là, juste derrière la porte d'entrée, je n'ai plus envie d'y mettre les formes, de l'enrubanner dans une ambiance calfeutrée, je voudrais des néons qui rendent la peau pâle les yeux cernés et l'atmosphère glaciale, d'un coup je sature de cette mise en scène à laquelle je participe, parce que soudain c'est évident, je me mens, on se ment, ce n'est pas comme avant, et malgré tous leurs efforts pour que je me sente entourée je m'endormirai quand même dans quelques heures seule avec ma tumeur.
   ***
Une dizaine de minutes après, un verre dans la main une clope dans l'autre, ça va beaucoup mieux, merci.
Satanées hormones, c'est insupportable ces sautes d'humeur.
Je suis la star du moment, la mascotte de la soirée, l'héroïne de leur fait divers, les regards sont tournés vers moi et le monde suspendu à mes lèvres, ça me fait drôle je n'ai pas l'habitude. Je suis gênée, ça fait une heure qu'on y est et on a parlé que de moi, je ne leur ai même pas demandé comment ça allait de leur côté.
L'atmosphère est redevenue respirable, très même. Ça craint, j'ai appris il y a quelques heures que j'étais enceinte, mon amoureux pas amoureux s'est barré, et je suis bien obligée de constater que je passe un bon moment. J'ai une chance folle de les avoir. Chacune remplit parfaitement son rôle.
Marie, le pragmatisme sans la lourdeur, un esprit terre à terre presque aérien, dans sa bouche tout est à la fois logique, facile et léger. Un calme apparent que seules ses joues trop rouges trahissent, elle dit qu'elle a chaud je sais qu'elle trouve en réalité que c'est quand même chaud pour moi.
Lola, ses mains qui tremblent. Son empathie exacerbée, je suis enceinte, c'est elle qui a les nausées. La façon qu'elle a de regarder avec autant d'intensité, de s'impliquer autant émotionnellement, d'ailleurs quand elle écoute elle met souvent la main sur son cœœur, on dirait que c'est pour le protéger un peu.
Charlotte, sa grâce dans les mouvements, c'est fou comme les choses paraissent moins graves quand on est face à quelqu'un qui bouge comme on danse, on dirait qu'avec ses mains elle chasse les soucis, forme autour d'elle une bulle impénétrable, je voudrais qu'elle s'approche un peu de moi et qu'elle continue à battre doucement l'air avec les bras pour éloigner ce qui ne va pas.
Sa bulle a pété dans la ligne 14, à 23 h 43. J'ai su qu'en arrivant dans le métro elle s'était effondrée, folle d'inquié­tude pour moi, inconsolable. J'aurais voulu être là pour la consoler et tenter de balayer ses soucis avec mes grandes ailes d'albatros.
 

© Kero

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